Avant de devenir le troubadour de Entre Deux Eaux, l'académicien de Provence, président de Provence-poésie, a aussi été veilleur de nuit dans un centre informatique et au coeur de la nuit germe l'inspiration du nouvelliste : une nouvelle est une petite histoire directe au but basée sur peu de personnages et pourvue d'une chute, un final qui surprend, n'est-ce pas ?
Celle-ci avait gagné un prix au concours de la lyre d'Allauch où le regretté André Durbec (président de La Lyre d'Allauch) lui avait trouvé une originalité particulière...
Au fond du verre...
Le gaz commence à gicler… Il va envahir la grande pièce ! Horreur ! Ce soir, le gardien n’a pas agi assez vite, embrumé dans ses pensées… Et le voilà coincé !
Il lui faut un moyen pour sortir de là, sinon il va mourir asphyxié ! Les fermetures vitrées se sont bloquées automatiquement… Pas d’hésitation ! Il appuie des deux mains sur la barre transversale de la sortie de secours vers l’extérieur. Il sait qu’il court vers des ennuis car l’ouverture de cette issue est reliée directement au commissariat de police le plus proche : sécurité oblige !
Tout le bâtiment se protège par des détecteurs d’effraction qu’on ne peut déconnecter sans l’intervention du concierge : autant dire qu’il est en vérité le prisonnier des lieux : gardien est une dérision ! Le pire reste cette grande salle d’où il émerge : celle de l’ordinateur.
Dans chaque pièce, fonctionnent des détecteurs d’incendie armés de sprinklers ordinaires déployant un parapluie d’eau sur les foyers possibles. Les petites lampes rouges, groupées sur un tableau électrique positionnent le danger quand l’avertisseur sonore à ultrasons retentit. Dans la « salle de la peur », ce sont des injecteurs de gaz qui protègent les machines informatiques plutôt que de les inon-der. Il faut donc vérifier au pas de course car, en peu de temps, le système réagit.
L’employé sera bientôt face aux policiers : il faut inventer une histoire… Un cambrioleur ! Oui, c’est cela, un homme fouillait… pour détruire, car ici, rien n’est à voler, à proprement parler ; tout porte sur la sécurité de bandes magnétiques qui véhiculent les informations de cinq départements environnants, de quoi mettre une infâme « pagaille » dans l’adminis-tration… Les bobines traitées permettent l’impression de listings. Ceux-ci, découpés et pliés ensuite, dans les machines spécialisées des autres pièces, sont livrés à la colleuse pour les cacheter sous enveloppes, puis, acheminés vers les bacs postaux.
En cette nuit noire de 1982, il est donc le veilleur de nuit du centre informatique régional d’où partent les formulaires de déclarations de revenus. Dans cet univers clos, il parle seul, comme s’il confiait à quelqu’un son désarroi. Il chuchote d’une voix tremblante…
« Bientôt trente ans que j’assure mon emploi sans faillir ! Avant c’était différent ! Depuis que mon épouse ne me parle plus, j’emmène avec moi ma seule compagne : la bouteille.
J’évolue entre quatre bornes de pointage, piliers de ma nuit. L’enregistrement de ces points de repère sur ma boîte horaire, par une clef pendue à chaque endroit, produit un ruban qui justifie mon salaire.
J’ai mon bureau ! Celui du standard téléphonique de la réception s’impose, basculé en ligne chez le concierge. Le lit de l’infirmerie devient la couchette où je dors quelques heures avant que mon petit réveil ne me signale chaque ronde. Une gentille petite sonnerie musicale, rien à voir avec ces radioréveils tapageurs qui vous écorchent le tympan avec les informations du jour.
Je suis le machaon des bureaux éteints. Je me prends à penser, en papillonnant parmi ces places vides : la journée, ces lieux sont pleins de vie, de jupes de femmes, de battements de cils, d’ongles longs et colorés. Des belles se pavanent, de moins jolies critiquent derrière leurs lunettes, des carrément laides travaillent ! Toute la journée ces bureaux sont illuminés par leurs sourires… quand je n’y suis pas ! Je ne connais les pièces, pour ma part, que noires, ternes, vides : des sanctuaires ! Mais la solitude du veilleur de nuit ne m’inquiète pas… Je la noie !
Durant les moments d’insomnies, je me verse un verre de bière…
J’essaie de lire le dernier bouquin d’un écrivain contemporain que j’ai rencontré lors de dédicaces, un autre solitaire… Lui aussi a perdu sa femme. Il la recrée à l’intérieur de ses livres sous les traits de son héroïne : une beauté fantastique qui a perdu ses cheveux et un œil dans son combat pour la survie futuriste… Sublime aventure mais malgré la solitude qui m’étreint, je ne parviens pas à me concentrer sur les lignes et je reviens vers ma bière…
Je regarde les bulles qui évoluent, montant et descendant, dans la splendeur dorée du liquide et viennent mourir sur l’épaisse nappe de mousse blanche. Des cristaux créés par la macération viennent s’agripper, aux parois embuées et les illuminent. Mon regard se reflète au cœur des étoiles brisées colorées par le fantôme du houblon ! C’est dans cette boule magique de voyante que, sans le vouloir, au deuxième verre, je la vois… Mon épouse, c’est ainsi que je la recrée !
Elle nage comme une sirène sans queue, agitant la plante de ses pieds joints, nue dans mon verre, les longs cheveux platine ondulant. Au bas de ses reins, sa peau reste intensément blanche. Il semble que j’ai versé du lait dans ma bière et que ses pores l’ont absorbé. On croirait qu’elle vit encore…
Elle se pose à genoux au fond, me regarde avec l’air d’une pub pour Kronenbourg qui figure sur certain magazine. Là, des milliers de petits cristaux adhèrent à sa peau à la manière d’une multitude de petites ventouses lumineuses : des sangsues particulières qui suceraient son sang comme elle a aspiré mon âme…
Je l’imagine bien se transformant tout à coup en pieuvre, m’enlaçant dans des tentacules munis d’ongles dorés afin de me projeter vers le néant, moi, l’admirateur béat qui avait fait d’elle une part de lui-même !
Je sens une piqûre dans ma tête : je pense qu’aspirant une paille plantée dans mon crâne, cette sorcière se « goinfre » de mon cerveau ! Elle sourit de toutes ses dents mais je crois que ses yeux me mordent à travers le verre ! Elle a voulu me quitter pour fuir avec un autre, mais, elle n’a pas eu de chance ! Un simple accident ! La route s’est dérobée et, dans le fossé, sa voiture a été dévorée par le feu ! On n’a retrouvé que ses lunettes, accrochées à un éclat de volant, avec le squelette de… son amant !
Et depuis, je vis seul, je me traîne comme une âme en peine… Alors, je la regarde renaître dans ma bière ! Les perles d’eau salée, qui se jettent, suicidaires, de mes paupières, déroulent un tapis luisant sur mes joues creuses et mal rasées. Depuis quelques temps, elles ne tarissent pas. Sa contemplation fatigue sans doute mes yeux à force d’apparitions dans ce verre ; c’est fou ce qu’elle peut me manquer ! Je la vois encore me sourire, le reflet de mon visage dans ses yeux brillant au milieu d’une étoile d’argent ! Je me sentais plus fort avec sa petite main dans la mienne quand nous voguions de concert vers un avenir… incertain ! On paraît toujours mieux armé en observant dans la même barque, le même horizon. Et pourtant, elle murmurait que je ne l’aimais pas !
Quelquefois, les ultrasons me retirent de mes pensées ou de mon sommeil afin que je courre voir si l’alarme incendie se justifie ; dans lequel cas, j’appelle éventuellement les pompiers. Je dois consulter auparavant les signaux rouges précisant la zone affectée.
Là, ce soir, j’ai tremblé comme chaque fois que s’allume le témoin de la salle de l’informatique.
« Et ce gars-là que j’ai vu m’a retardé… »
C’est ce que j’affirme aux policiers. J’ignore par où il est entré mais il est sorti par l’issue de secours ! Je l’ai suivi : je l’avais presque rattrapé mais il s’est secoué brutalement et j’ai glissé dans le colimaçon de métal qui descend dans la cour… Il m’a fallu réveiller le concierge pour pouvoir rentrer ! Lequel, à l’instar des policiers, en ce cas, vous regarde d’un œil douteux, glauque et rond tel un œil de poule, vous jaugeant avec une grande bonne volonté de vous croire, d’autant que vous les obligez tous, à écrire un rapport qu’ils auraient mieux aimé éviter !
Enfin, le calme revient dans les lieux et je peux retrouver mon amie de verre…
Après ces émotions où j’ai failli laisser ma peau, il convient d’animer une cascade de mousse bien blanche qui, peu à peu se resserre en collier au sommet du liquide, mais, il faut aspirer le contenu versé, lentement, en regardant la femme-poisson : mon amour perdu. On doit attendre que les bulles se calment en silence pour qu’elle s’agenouille encore au fond du verre : ma pauvre épouse disparue !
Tiens, une larme vient de sauter dans la bière et va la rejoindre ! Si je pouvais en faire autant… Nager avec elle, encore une fois ! La retrouver dans ces aubes où elle exposait l’architecture des fées, les ondulations de ce corps qui captait le soleil afin de le renvoyer dans mon œil et l’attirer comme un aimant ! Elle s’allongeait comptant ajouter un hâle de couleur à sa pureté divine ; la blanche-neige des plages !
Des centaines de corps bardés d’ambre solaire s’exhibaient sur le sable fin proche de là… Le sien se camouflait derrière une haie de rochers, à l’écart des autres ; à mes yeux, elle restait la plus belle, la seule digne de mes dithyrambes ! Il serait indécent de la décrire, de dire que je me prenais pour un nourrisson venant s’allaiter à de si jolis biberons ! Ni trop grosses poires en chute libre, ni trop petites pommes en poitrine d’homme, ceux-ci demeuraient d’une moyenne honorable, mieux encore, admi-rable ! Indécent encore de dire que, dans cet abri naturel au parfum salé de coquillages, elle laissait le petit souffle frais du large, enfant naturel du zéphyr et de la mer qui l’accompagnait de son ressac, caresser doucement le doux velours du triangle doré dessiné entre ses jambes.
Je la vois allongée, épanouie… au fond du verre !
Je m’approchais doucement pendant qu’elle fermait les paupières, les longs cheveux blonds étalés sur les galets. Je déposais un petit baiser tout doux sur les deux lèvres brûlantes que le soleil desséchait et, la bouche en cœur, je les humectais légèrement dans l’espoir de les protéger.
Le soir, quand l’astre de feu plongeait son nez dans l’horizon mouvant et s’enfonçait, peu à peu, derrière lui, je prenais la main de ma Dulcinée, un de mes doigts entre chacun des siens, et je comptais les étoiles au fur et à mesure qu’elles apparaissaient dans le ciel qui revêtait son énorme manteau noir nous isolant jusqu’au matin.
Mon autre main, je la glissais de l’autre côté, sur son épaule, la ramenant contre moi, pendant que la fraîcheur du soir coulait du chariot des étoiles. Je sentais son cœur qui palpitait presque en même temps que le mien : un écho, comme si ces battements engageaient un dialogue codé ou répondaient à des questions que nous ne nous posions pas. Et sa tête s’abandonnait confiante contre mon épaule dans un instant de calme… Je l’aimais ? Non, c’est au-dessus de ce mot : sans elle, je n’étais qu’une partie de moi, je n’étais pas capable de qualifier son importance ; comment alors pouvoir envisager de s’en séparer ?
Merveille de bière ! Ce contenant est devenu la boule magique d’une voyante : tout circule là-dedans, tout bouge avec les bulles qui martèlent le verre réveillant mon œil troublé.
Il est temps de reprendre contact avec le monde actif, d’abandonner un peu celui qui nourrit de rêves afin de retrouver celui qui remplit le tube digestif : allons, une gorgée du précieux liquide à titre d’en-couragement !
Quand je m’approche, je reste cloué sur place….
Deux quatuors de doigts aux ongles longs s’agrippent au bord du verre et deux yeux ronds remontent à la surface de la mousse. Toute petite, la sirène s’échappe du contenant et saute sur la table pour courir vers moi en grossissant à vue d’œil ! Parfaite. Le corps doré. Couverte de mousse accumulée au niveau du ventre, telle une Vénus blonde sortant d’un bain. Les lèvres pulpeuses tendues, les bras ouverts flottant vers moi. Je suis subjugué ; je m’imagine dans un dessin animé de Tex Avery, la langue traînant au sol se déroulant en tapis rouge, prêt à la dévorer, mais ce chaperon dénudé vient de grandir trop vite et lorsque mon visage ahuri rejoint le sien, elle ouvre une bouche plus grande que la mienne d’où jaillissent d’énormes dents dominées par deux canines saillantes… sanglantes qui se referment sur mon cou pour me mordre sauvagement. J’ai juste le temps d’esquiver. En reculant, je tombe sur le sol…
Aussitôt, j’ouvre des yeux hagards.
Je m’aperçois que je suis tombé de ma chaise.
J’ai ressenti le même choc que si j’avais traversé le plancher… Mais je suis seul dans la pièce avec ma sorcière de solitude, face à mon verre à moitié vide, sans fantôme, livré pieds et poings liés au déraillement des effets du sommeil et de la boisson ! Un coup de fatigue. Un instant d’assoupissement en fixant le verre. En fait, ce n’était qu’un rêve ! Bien sûr, mais cela déroule tout de même un frisson glacé dans mon dos. Satanée bougresse de solitude ! Voilà bien les tours qu’elle joue aux hommes.
Mais si le verre est à moitié vide, il est aussi à demi-plein ; il faut effacer l’émotion par une bonne goulée !
La nuit s’avance. Allez, encore une ronde… Drôle de vie !
C’est une drôle de chose, l’amour ! On ne devrait jamais dire « je t’aime ». Il y a trop de négations dans ces trois mots !
D’abord je…Sait-on vraiment qui on est et comment on va réagir en toutes circonstances ; je, prétentieux, c’est déjà de l’égoïsme !
Ensuite, t’… Est-ce vraiment l’autre qu’on aime ou soi-même à travers lui ? Ce que nous adorons souvent n’est qu’un fantôme de ce qu’il paraît nous apporter personnellement, c’est encore de l’égoïsme !
Et aime, on emploie ce mot pour n’importe quoi :
la pizza, le chocolat…
Pire, la cigarette !
Soudain, un bruit dans cette salle… vraiment sale ! Que va-t-il encore m’arriver ? J’entends la pendule de mon cœur égrener les coups de marteau qui brisent le silence de la peur ! Vais-je vraiment me retrouver face à quelqu’un dans cet environ-nement sinistre et clos ?
Je m’avance lentement, avec mon courage à deux mains, armé d’un parapluie, essayant de ne point peser sur mes pas… Furtif, semblable à un baroudeur de télévision, je me déroule d’un seul coup en foudroyant du regard ce qui a cassé mon ambiance… Un petit cri, un saut d’acrobate en roulade et un animal s’enfuit rapidement, à quatre pattes dans les couloirs : ce n’est que le sombre greffier ! Un autre solitaire !
« Eh ! Attends ! Reste, à deux, nous serons moins seuls ! »
Il file en flèche. Lui aussi, elle a dû « foutre le camp », sa Pomponnette, comme accentuerait Monsieur Raimu ! Mais ici, on n’est pas chez le boulanger et le pauvre Pompon ne lapera pas de lait. Alors, s’il n’aime pas la bière… Pas de compagnon possible ! Le jus de houblon et moi sommes maintenant liés…
Me revoilà seul et des questions m’envahissent. Mon visage devient sombre malgré mes yeux brillants. Je n’aurai peut-être pas dû ouvrir l’issue de secours : aurai-je dû attendre le gaz ?
Il semble rester en moi un instinct de survie même si, sans elle, la vie n’a qu’un goût amer de… bière !
Et j’en ai vu des policiers, des enquêteurs…
Mais aucun n’a jamais trouvé le corps de mon épouse ; pourtant…
Elle n’est pas morte brûlée dans la voiture !
Elle est tombée sans elle, la « bagnole » !
Parce que ce n’est pas pour rien qu’elle nage, la sirène… Dans le contenu doré de mon verre ! On ne l’a jamais retrouvée, certes… Mais elle a, tout de même, été mise en bière ! Mieux que les autres !
Je l’ai plongée, avec peine, dans le grand tonneau qu’on gardait à la cave où je l’ai enfermée. Quand j’ai appuyé sur ses globes amortisseurs pour l’immerger, elle a fait verser le récipient : du gaspillage de bulles dorées !
Tous les jours, je descends, une larme chevauchant la paupière. Quelquefois, je dépose un bouquet de couleurs sur le tonneau : elle adorait les roses ! Et je lui parle. Je lui dis que je ne pouvais pas me séparer d’elle…
Des banalités ! Elle seule pourrait comprendre.
Un jour, un policier malin la trouvera et on m’enfermera sans elle, si je ne suis mort aupara-vant, en désaccord avec mon foie : j’ai un sursis ! La liberté, ce n’est que le choix de sa prison : avec toutes ces nuits entre ces murs… Je sais de quoi je parle !
En attendant, elle macère à la manière des fruits. Et, depuis son plongeon, je bois de la bière pour la regarder nager et gober ses bulles… J’ai la vague impression que le parfum de sa peau s’est mêlé au liquide. Pour moi, elle ne mourra jamais ! Son étoile scintille dans le ciel de mes pensées.
Quand je l’ai épousée, je me suis enchaîné à vie ! Et puis, en agissant ainsi, j’ai pallié son plus grand souci ; elle ne vieillira plus. Qu’elle m’attende… en enfer ! Un jour, je la rejoindrai. Rien n’est beau sans elle.
Allez, va, de penser à tout cela, mes lèvres s’assèchent !
Avant de dormir un peu, je vais remplir un dernier verre, à sa santé. Non, à son éternité ! L’éternelle jeunesse reste au fond du verre !
Et avec une larme d’humour ! Pourtant ce n’est pas risible...
Bien sûr qu’elle est morte, hélas ! Elle aussi, elle a bu et… Elle n’a pas supporté.
Tout le monde le dit ; l’alcool nuit gravement à la santé !
¨ D’après la nouvelle primée à la lyre d’Allauch en 2006
publiée dans le recueil : Les fleurs du vide primé à l'Académie de Provence en 2009
Et si vous faisiez un tour avec lui dans une oeuvre plus fantastique
Au bord du vide a obtenu le 1er prix de la nouvelle au même concours l'année suivante et a été publié dans Marseille l'hebdo et dans Des nouvelles de Provence par les éditions Bénévent plus récemment.
C'est ce livre qui a inspiré le concours de nouvelles de Provence-poésie éditions qui en est à sa troisième année en 2013 : résultat de ce troisième volet le 16 mars à la maison de la vie associative à Aubagne.
Attention, vous êtes...
Au bord du vide !
800000 français sont atteints, chaque année, par une maladie dégénérative neurologique de cause inconnue, caractérisée par une atrophie du cortex cérébral, provoquant une sorte de démence progressive commençant par d’affreux trous de mémoires que certains attribuent à la prise trop forte et répétitive de tranquillisants accentuée par le stress social moderne. Les investigations paramédicales s’affinent pour apporter un éclairage sur l’aspect physiopathologique de la maladie d’Alzheimer demeurant jusque là une énigme clinique qui laisse les victimes….
En haut de la colline qui surplombe un vieux village provençal construit dans la tradition, une vieille femme maigre, les cheveux grisonnants, frissonne au petit vent qui la caresse au passage. Elle contemple le paysage en glissant deux doigts dans sa bouche. Sur le bord de la falaise, pareille à un sémaphore, plantée comme un piquet tâchant l'étendue vaste de la voûte bleue qui descend jusqu'à l'horizon trouble, sa silhouette se découpe comme une gravure. Un visage d'illuminée ridé par le mistral, indicible, projette sur le décor un regard flottant. Ses yeux luisants observent passionnément les maisons qui rampent dans le creux du vallon pour s'enchevêtrer comme des complices silencieuses de la vie des autres femmes.
En s’appuyant sur sa canne, Malerby, un retraité aux tempes argentées encore bien en forme qui vit maintenant en ermite, dans une station-service réaménagée qu’il a achetée non loin de là, effectue sa promenade, une main dans la poche de son blouson : il faut qu’il marche pour combattre ses problèmes articulaires. Ses yeux verts limpides remuent derrière les verres de ses lunettes qui se teintent au soleil. Soudain, il aperçoit cette silhouette maigre de jolie femme un peu usée par les années d'amour ; cette vision l'affole : il soulève sa casquette et précipite son pas jusqu'à trébucher dans ses mocassins noirs. Son nez pointu sur sa bouche sèche aux lèvres serrées par les déceptions et séparations anime son visage de l'expression blanchâtre de l'inquiétude. Que va-t-elle faire ? Voir cette dame flotter si près du vide lui trouble l'esprit, alors, lâchant sa canne, il court vers elle pour la retenir dans ses bras…
En fait, il vient de songer à sa grand-mère qu’on a retrouvée morte autrefois, en bas d’une falaise ! Un souvenir qui s’accroche à lui malgré le temps.
La dame, brutalement poussée loin du bord, desserre ses fines lèvres un peu plissées et lui sourit sans mot dire… Tellement serrée dans sa tenue étriquée, on la dirait privée de poitrine et de bras. Sa figure de momie s'encadre de cheveux épars plantés comme des épines tordues qui dansent sur le vent. Cette jolie femme d’antan semble égarée dans le présent ! Il lui demande de l’excuser de l’avoir bousculée, il a cru qu’elle allait tomber ! Elle continue à sourire mais son regard semble s’accrocher aux nuages comme un naufragé s’agrippe à une bouée. Peut-être y cherche-t-elle une solution à ses problèmes… Malerby réfléchit ; il commence une phrase qu’il ne termine pas puis il s’éloigne… Il ramasse sa canne en répétant de l’excuser… Il marche vers sa maison.
Elle pose son regard sur lui, son visage s’éclaire étrangement et lentement, elle le suit. Il se retourne ;
- Je m’appelle Charles Malerby, et vous ? Comment vous appelez-vous ? Peut-être avez-vous soif ou faim ?
Elle fronce les sourcils et lui répond uniquement en glissant un doigt sur sa bouche :
« - Manger !
- Je comprends ; je ne m’étais pas trompé ! Vous aussi…
Venez, dit-il, je vais vous installer pour un petit casse-croûte, après on avisera ! »
Malerby est doué en informatique et en électronique mais cela n’a pas suffi pour empêcher sa mise à la retraite ; l’usine où il travaillait a besoin de jeunes ingénieurs diplômés et il a dû leur laisser la place pour partir soigner ses problèmes de santé au grand air ; il a fêté ses soixante-cinq ans en l’an 2000. Il a décidé depuis de travailler pour son propre compte sans déclaration légale. Aussi, il a commencé par vendre sa maison et acheter ce vieux garage abandonné. Dans celui-ci, se trouve une grande cave rendue secrète, en camouflant son entrée dans l’ancienne fosse à vidange qu’il a, lui-même, couverte par une trappe discrète. La cuisine relie le garage au hall qui conduit à deux pièces en étage sans devoir sortir ! Peu à peu, jour après jour, il a équipé la cave d’ordinateurs et d’écrans branchés sur une parabole extérieure apportant les nouvelles sur un téléviseur. Dans le cellier au fond de sa cuisine, il a installé ce qu’il nomme un trompe-l’œil, un faux laboratoire où il dissèque des animaux morts et compose une drogue à base d’artichauts. Ainsi, si venait une visite inattendue, son occupation réelle resterait ignorée…
Le calendrier égrenait ses pages dans son dos. Un an après son installation, il était prêt pour fabriquer lui-même un circuit intégré révolutionnaire à l’intérieur d’une plaquette de silicium . Portée à différentes températures dans un four à sonde et dopée par une ionisation à l’intérieur d’une machine, celle-ci est implantée de couches sélectionnées par des zones couvertes de résine photo-sensible. Des lampes spéciales fournissent des ultra-violets nécessaires à la découpe en utilisant un courant récupéré sur la maison à partir de capteurs solaires cachés sur le toit par une entreprise qu’il a employée quelques temps. Il doit pour cela travailler dans un isolement total et dans une ambiance de chirurgien en salle d’opération. Un comble quand on pense qu’il pourrait profiter de ce panorama en relief bleuté qui l’entoure sur lequel notre soleil fond des baguettes d’or !
Bilan du premier exploit, deux doigts brûlés profondément par les acides et du matériel inutilisable à remplacer ! Il se souvient avoir couru vers la porte de son laboratoire : un court-circuit venait d’enflammer un produit nocif à base d’acides dangereux ; il pouvait exploser et le pulvériser ou l’asphyxier ; le souffle le colla simplement contre la porte et laissa échapper une fumée noire qui risquait de le signaler au voisinage : lorsqu’il sortit en toussant, il constata néanmoins que la fumée n’avait empli que le garage et sa maison étant loin des autres, personne ne s’était aperçu de rien ! Sa première expérience se soldait par un lamentable échec ! Une année perdue pour rien… Mais en somme plus de peur que de mal ! Après un bref passage au service des urgences de l’hôpital le plus proche, il recommença !
Les années ont passé, ce jour même où il observe l’inconnue qui déjeune comme une gamine affamée, il pense avoir créé une mémoire qui peut changer certaines choses…
Au village, la police recherche une grand-mère disparue mais ne pousse pas très loin les investigations ; celle-ci était frappée de cette maladie féroce qui isole les neurones et personne ne s’étonne que, partie trop loin, elle ait oublié son chemin.
Quelques mois après sa rencontre avec Malerby, la vieille dame quitte la station. Il la regarde partir. Un cœur qui bat à votre approche n'est jamais à dédaigner, fût-il celui d'une vieille dame qui laisse perler au coin de l’œil une larme de reconnaissance ! Une femme qui dodeline en s'en allant laisse toujours derrière elle une vague impression de vide. Comment penser à la mort quand on regarde une silhouette se découper sur le bleu du ciel ?
Un matin, les enfants sont surpris de voir leur grand-mère réapparaître dans la cour de sa maison après sa longue absence, si sereine et décontractée, comme si elle était partie la veille… Elle parle alors qu’auparavant elle vivait de silence entrecoupé de petits cris d’oiseaux ; elle paraît se souvenir de quelques bribes de sa vie ! Ce qui étonne son entourage, c’est qu’elle se souvient des grands événements qui l’ont marqué alors que d’autres bien portant ont oublié, un vrai livre d’histoire ! Son petit-fils dit que c’est un dictionnaire ambulant, comme si on avait reprogrammé son cerveau avec l’actualité des dernières années auxquelles on aurait ajouté quelques renseignements sur elle que tout le monde connaît. La vieille dame semble reprendre goût à la vie ! On la voit même jouer aux cartes et gagner une partie !
Véronique, jeune et énergique journaliste blonde aux yeux bleus, vient de livrer son article et quitte les locaux du journal régional où elle travaille pour rendre visite à son grand-père comme toutes les semaines. En s’y rendant, elle passe sur la route qui surplombe son village natal, celle de la station désaffectée. A son arrivée habituellement, dans le parc boisé et entretenu, un homme aux cheveux blancs l’accueille : il présente le même regard bleu océan qu’elle. Il vit maintenant dans un foyer spécialisé car on ne peut plus le laisser seul depuis ses égarements divers qui ont débuté, comme pour tous, par d’énormes trous de mémoire. Il est atteint, lui aussi, de la maladie d’Alzheimer. Récemment, elle a eu une désagréable surprise : son cher Papy ne la reconnaissait plus ! Un nuage de larmes retenues balaie ses cils fardés lorsqu’elle lui parle gentiment, à chaque visite, en lui prenant la main pour lui faire comprendre qui elle est.
Ce jour, lorsqu’elle arrive une autre surprise la cueille : son grand-père a disparu ! Il lui est conté qu’un cousin serait venu le chercher pour une promenade et ne l’aurait jamais ramené ; un homme d’un certain âge un peu plus jeune que lui s’est fait passer pour un familier ; Véro proteste ; ils n’auraient pas dû le laisser sortir ! La journaliste énergique, toujours à l’affût d’un papier exceptionnel, organise des recherches parallèles à celles de la police prévenue ; elle apprend ainsi qu’une femme de la même génération vient de réapparaître après une recherche infructueuse : pour les policiers, son grand-père semble s’être volatilisé de la même façon : aucune trace ni vivant, ni mort !
Au bout de trois mois environ, pourtant, lorsque l’on n’y croit plus, il réapparaît. Il reconnaît Véro, ce qui tient du miracle ! Il semble heureux lui aussi et évoque le passé sans arrêt, soucieux de son habillement. La jeune femme lui fait rencontrer la miraculée revenue elle aussi au bout d’une pareille absence ! Ils conversent longtemps comme s’ils venaient du même monde, s’ils se retrouvaient, après des années, dans un même univers secret, alors qu’ils ne se connaissaient même pas. Ils deviennent très amis et se lancent dans d’interminables parties d’échecs et de belote.
On les héberge dans un centre pour les étudier et comprendre ce changement bénéfique. Un professeur célèbre qui les a examinés avec un scanner perfectionné révèle à la jeune fille qu’ils ont tous deux une cicatrice cachée dans les cheveux au niveau du cervelet et un bout de silicium enfoncé dans le crâne ! Il semblerait qu’un fou leur ait inséré une puce électronique dans le cerveau qui compense par une mémoire perfectionné la liaison détruite par la maladie ; ils ne sont pas guéris, ils dominent le mal ! La greffe qui n’a miraculeusement pas été rejetée par les tissus leur redonne un squelette de mémoire. Cette opération n’a rien d’une intervention médicale : un Frankenstein nouvelle version ! Pendant qu’elle discute dans le bureau du professeur qui paraît avoir lui-même peine à croire ce qu’il dit, son grand-père casse une porte à coups de pieds parce qu’on l’a séparé de sa vieille compagne ; il ne veut plus vivre sans elle ! Véro s’insurge ; elle demande pourquoi on les sépare ! A leur âge que craint-on ? Un surcroît de tendresse ?
Elle obtient l’accord de la famille de la dame. Désormais, on ne les séparera plus ! Promenade dans le parc, main dans la main en cueillant des fleurs et jeux en soirée au clair de lune en observant les étoiles occupent maintenant leur loisir. Ils sont même capables de nommer les fleurs ou les étoiles par leurs noms !
Le médecin les fait installer dans une maison de campagne qu’il possède non loin de là. Il ne veut pas les perdre de vue pour surveiller leur évolution. Il charge la journaliste de mener, elle-même une enquête avant que des policiers ne s’emparent de l’affaire afin de trouver quel est le génie qui a créé cette solution à leur malheur sans les tuer complètement.
Après une journée passée à circuler en voiture sur les routes et les chemins de la région sans succès, Véro s’arrête devant l'ancienne station-service à l'écart du village, elle descend et avance à pieds dans l'étendue déserte... Elle découvre dans le jardin une montre à chaîne en argent, elle la reconnaît comme ayant appartenu à son grand-père ; il est donc venu jusque là … Elle appelle, la montre en main, mais personne ne répond.
Elle avance vers la maison qui paraît abandonnée depuis plusieurs jours. En poussant une porte restée ouverte, elle s'introduit et, prés de l'escalier, elle trouve un homme accroupi au bas des marches ; le pantalon souillé et l'air malheureux, il murmure :
«-Je suis tombé hier soir... Je n'ai pas pu me relever ! C'est à cause de ma jambe.
-Je vais vous conduire à l'hôpital !
-Non, pas à l'hôpital ! Donnez-moi la trousse : une piqûre et je remarcherai !
C'est une contracture : je souffre de calcinose et mes articulations se bloquent sur un choc ou sur un faux mouvement ; ne vous inquiétez pas ! Prenez aussi de la glace dans le frigo ! Merci. »
Un peu plus tard, l’œil un instant égaré dans le corsage dégrafé dans l’effort de la jeune femme qui l’a soutenu jusqu’à un siège pour lui retirer ses vêtements trempés, le vieil homme l’entend lui dire :
« -N’ayez aucune inquiétude, j’ai déjà assisté mon grand-père dans des cas semblables ! »
Il paraît déjà plus vaillant en effet, elle est surprise de le constater en achevant de le déshabiller ! Elle ajoute qu'il ne devrait pas vivre seul ainsi, au risque de mourir sans secours au bas de son escalier ! Il lui répond:
«-Qui voudrait d'un vieux cheval qui ne peut plus courir le derby ?
-Vous n'avez pas l’air complètement usé…
-Je n’ai pas l’habitude d’un secours aussi… charmant. Il faut aussi que j’avale mes cachets de Lévothirox, quotidiennement, j’ai aussi des problèmes de thyroïdes depuis que le nuage de Tchernobyl n’est pas passé sur la France ! »
Elle lui parle de son grand-père plus vieux que lui qui a rencontré une compagne au moment où on ne l'espérait vraiment plus ! Elle désigne la montre qu'elle a trouvée dans son jardin et explique qu'elle lui appartenait justement... Elle affirme qu'il a donc eu, à un certain moment, un rapport avec lui !
Malerby hésite et son regard plonge dans l’océan des yeux de la jeune femme comme pour la sonder. Il réplique que, s’il s'agit de l'homme auquel il pense, elle lui fait grand plaisir car savoir que l'expérience a réussi lui réchauffe le cœur. Aussitôt, elle le questionne : quelle expérience ? Il dit qu'il ne peut pas répondre : il porte un secret qu'il ne faut pas trahir ! Elle insiste ! Il résiste, d’abord, à l’interrogatoire qu’il semble avoir prévu depuis longtemps avec un calme impeccable, mais, quand elle lui dit qu’elle connaît des gens qui pourraient l’aider à approfondir sa découverte, il lui confie qu’il a toujours été malheureux de n’avoir rien pu faire pour sa propre grand-mère, une des premières victimes connues de cette maladie …
Bien sûr, par moments, la vieille femme ne le reconnaissait pas, elle vivait en pointillé et arrivait quelquefois, vers la fin, jusqu’à jeter des cris de bête ! Dans ses moments de lucidité, elle répétait sans cesse aux gens qu’elle ne connaissait pas ;
« -Si vous m’aviez connue avant ! »
Puis, elle pleurait doucement ou se mettait en colère !
Les médecins ne l’ont d’abord pas considérée comme atteinte par cette maladie, ils la classaient dans les sujets diabétiques que les complications de problèmes cardio-vasculaires amènent à la régression de certaines facultés cognitives. Ensuite, ils se sont montrés impuissants à la guérir et le mal a progressé en silence derrière son mutisme triste en évolution.
Un jour, elle a marché devant elle sans but, sans s’arrêter ; consciente ou pas, on l’ignore ! On l’a retrouvée morte dans un ravin, le crâne fracassé… Elle avait écrit sur un papier qu’elle serrait entre ses doigts : « Ma mémoire est partie, je n’ai pu la rejoindre…Vous souviendrez-vous de moi ? »
Alors, quand on l’a, à son tour, mis en retraite, Malerby a décidé d’utiliser ses connaissances pour intervenir d’autant qu’il a senti sa propre mémoire qui flanchait, égarant ses papiers ou oubliant ses rendez-vous avec son médecin ; surmenage ? Il craint de devenir comme sa grand-mère surtout depuis qu’on lui a dit que les hommes ayant été très portés sur le sexe étaient prédisposés ! Il a souvent essayé d’imaginer comment les malades vivent leur isolement. Depuis un siècle que cette maladie est déclarée, les traitements proposés n’ont jamais guéri personne ! Il a donc mis au point sa propre stratégie de stimulation cognitive qui retarde la perte d’autonomie et éventuellement la crise suicidaire.
Il a voulu se battre à sa façon contre cette ravageuse qui déploie sur ses victimes une aile de mystère, en leur procurant une mémoire différente, mécanique mais salvatrice, qui fait de ces vieux de grands enfants heureux de vivre encore ! Il a travaillé des années pour trouver la matière inusable qui ne soit pas rejetée par les tissus humains lors de la greffe avec l’aide d’un vieux chirurgien en retraite ! Certes, il a d’abord expérimenté sur un animal avec une puce électronique non programmée. Comme l’expérience était concluante, lorsqu’il a aperçu la petite vieille seule tout près de là, il l’a ramenée chez lui gentiment ; il a validé sur elle le programme ! L’évolution paraissant satisfaisante, une fois la cicatrice physique refermée, il l'a relâchée dans la nature et elle a retrouvé son chemin naturellement. Il a ensuite recommencé sur un homme aussi âgé sur l'exemple du premier résultat positif : un vieil homme sympathique à la moustache blanche frisée et aux grands yeux bleus. Cet homme devait être le grand-père de la jeune femme…
Véro, pâle de stupeur, serre ses lèvres dans une jolie grimace involontaire. Ses yeux bien ouverts le regardent : comment ce bonhomme insignifiant qu’elle a ramassé baignant dans son urine, incapable de se relever… Comment, sous ces cheveux poivre et sel qui dégagent un front ridé et des yeux verts aux paupières plissées, pouvait-il cacher un cerveau rivalisant avec les savants ? Et pire, comment avait-il réussi cette prouesse digne d’un récit de science-fiction ?
« -Vous vous rendez compte, dit-elle, que c’est à peine croyable ?
-Il y a cinquante ans, marmonne-t-il, quand j’étais un jeune gars, personne n’aurait cru un jour communiquer instantanément à distance avec le reste du monde via Internet ni que les téléphones portables pourraient causer des accidents de circulation ou de futurs problèmes de cancer ! Et nos parents au même âge, auraient-ils pu croire à l’exploration du fond des mers ou à un voyage sur la lune, aux effrayantes manipulations génétiques et à la dangereuse fission nucléaire ?
Vous savez, ma chérie, pour moi, rien n’est impossible ! Ce qui me fait peur, c’est l’utilisation des inventions à des fins destructrices, pas à la lutte contre la mort cérébrale ! C’est pour cela que j’ai bien caché mon labo afin que personne ne l’utilise dans un but lucratif ! »
Ils sont maintenant deux à pouvoir survivre à cette maladie sans encore en souffrir ou en prendre complètement conscience.
A présent, il faudrait quelqu’un pour effectuer la greffe sur lui, Malerby, en lui reprogrammant tout ce qu’il a noté. Sa puce est prête, il a prévu cette possibilité mais il ne peut faire l’opération lui-même ! Il a nettement vieilli, il a maintenant dépassé les soixante-dix ans ! La jeune femme lui promet de revenir avec des personnes honnêtes et compétentes qu’elle connaît ! Ils l’aideront dans l’intérêt même de la science !
Quelques jours plus tard, Véro revient effectivement avec trois hommes en costume et lunettes portant chacun une grosse mallette. Ils arrêtent les voitures qui les transportent sur le sommet de la colline qui domine le village car la jeune femme a cru voir Malerby au bord du vide. Il s'agit bien de lui, en effet. Il paraît regarder le paysage, extasié sur le dessin formé par l’enchevêtrement des toitures s’étalant au-dessous de lui, comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant. Ses yeux brillent comme ceux du grand-père de Véro, autrefois, avant l’intervention…
Elle l’interpelle ! Il se retourne vers elle et la regarde en tremblant, des chapelets de perles prêtes à éclore au fond des yeux derrière ses lunettes…
Elle lui dit qu’elle a trouvé l’aide voulue ! Tous l’accompagnent sur le chemin du garage. Pour les conduire dans le hall, il marche étrangement, très lentement. L’un des hommes ouvre plusieurs portes et ne découvre que le cellier où un microscope observe encore une grenouille qui se dessèche parmi des cœurs d’artichauts… Véro lui demande de leur montrer son véritable laboratoire avec les schémas de ce travail dont il lui a parlé. Il regarde simplement ses mains qui tremblent…
Un des hommes s’approche de lui et demande gentiment à son tour :
« Où se trouve votre labo, s’il vous plaît ? Vos formules, votre étude…»
Il fronce les sourcils, remue la bouche en salivant sans sortir un seul mot, puis, au bout d’un moment, il pose sur la journaliste un regard paternel et, retenant un tremblement, il prononce enfin avec l’air de s’excuser :
« J’ai… oublié : je ne me souviens de rien ! »
Il faut bien que jeunesse se passe et supporter patiemment que celle des autres se passe de nous !
Marcel Pagnol