À l’aurore de cette jeunesse qui fuit la colère du « mange minutes », je me souviens d’une aventure inattendue vécue par mon remplaçant, à l’école, durant ma maternité. Laissons–le en parler lui-même…
Ce ne fut pas facile pour moi bien que le cours soit élémentaire. Ce ne sont pas mes faiblesses en math qui m'ont gêné. À leur âge, ces enfants n’en étaient qu'à l'arithmétique. Ce qui me glaçait, c'était l'assaut de cette classe : arriver à dominer une meute d'enfants, c'est encore plus dur que convaincre des adultes... et j'en ai bavé ! J'avais plus l'air d'un pion que d'un instit, il m'a fallu du temps pour parvenir à mes fins et ressembler à ce que j'aurais voulu être.
C'est sûrement à ce moment-là que je me suis rapproché de la petite Laurie, une gamine blonde aux yeux couleur de mer dont le soleil ne semblait pas baigner le paysage. Elle avait un caractère fermé. Elle se tenait à l'écart des autres en accrochant à ses oreilles son baladeur. Pour une petite fille, elle était « bizarre ». J’ai dit bizarre ; comme c’est étrange !
Un jour où je pensais avoir quelque peu apprivoisé ma menace infantile, en posant tendrement ma main sur son cou alors qu'elle était interrogée au tableau, je l'ai surprise à sursauter. J'étais étonné de lui avoir fait mal. J'ai doucement écarté le col de sa chemisette et j'ai aperçu des marques qui ne trompaient pas. J’ai compris subitement pourquoi elle s'absentait les jours de sortie à la piscine : sa peau était couverte de bleus. Pourtant, pour le constater vraiment, il eut fallu la déshabiller. Alors, je ne pouvais rien dire, on aurait pu m'accuser de pédophilie. Certes, j'aurais pu en parler à la directrice mais je n'étais qu'un remplaçant. Je n'étais pas habilité à dévêtir un enfant, encore moins une petite fille. Enseignant ou pas, on devait respecter les élèves cependant j'étais persuadé que son père la battait et cela « m’escagassait »…
J'avais tort : son père n’était pas le coupable. Je l'ai compris quand j'ai su qu'il avait déjà quitté la maison familiale. J'avais réussi à échanger trois mots avec cette petite fille au regard sublime de petit chien... battu.
Récemment sa mère s'était mise à boire et c'était plus grave pour moi. Un « mec », j'aurais pu lui « casser la gueule », excusez-moi l'expression, mais face à cette femme dévastée, observant ce fond d’œil où l'on voyait le ressac sauvagement battre les paupières, entraînant un radeau qui oscillait entre le dédain et l'appel à l’aide, comment garder la face et jouer au moralisateur ?
Elle battait sa fille, certes, mais elle était malheureuse. On n’apprend pas à être parents. Et moi, avec ma fille inconnue et mon amour inconscient pour une femme qui avait son âge, j'étais mal placé pour faire de la morale à une mère disjonctée. Mon cœur d'artichaut qui ouvrait ses bouquets de feuilles devant toute prunelle en détresse ne facilitait pas ma tâche. Au fond de son regard, les vagues de tristesse noyaient la raison dans un flot d'alcool. Si on ne l'arrêtait pas, on pouvait penser que le sang coulant dans ses artères deviendrait celui de la vigne.
Le numéro des enfants en détresse, je ne le connaissais même pas, de mon temps, il n'existait pas. Je savais pourtant comment on vivait le départ à l'école avec la joue ouverte par la boucle d'un ceinturon, et encore moi, j'avais de la chance : j'avais ma mère !
Je ne savais pas imaginer l'enfer que pouvait vivre cette petite fille. Elle se croyait punie parce qu'elle était méchante : elle cherchait ce qu'elle avait bien pu faire de mal. Elle cachait ses marques comme on dissimule sa honte sous le manteau de l'habitude. Moi, je connaissais les excuses faciles : tombé dans l'escalier ou cogné par une porte ! Tous ces mots que l'on dit pour ne pas que le lien familial porte sa honte. Comment l'aider ?
Que les hommes qui se sont trouvés à ma place me jettent la première pierre : à ce moment-là, il ne m'était pas plus possible de laisser choir Laurie que d'attaquer sa mère...
Le mal par le mal, à dose homéopathique, c'est encore trop !
Et le bien pour le mal, je ne suis pas Jésus : je n'ai jamais appris à tendre l'autre joue.
J’ai pris le « Ferry-boat », elle habitait sur l’autre rive du port et d’une rive à l’autre j’ai senti un frisson qui parcourait mon échine, c’était le cas chaque fois que je me traçais une mission impossible.
Quand j’ai rencontré en tête-à-tête cette femme que j'avais haïe sans la connaître, elle a compris mon mobile. Elle m'a dit, elle-même, d’emmener son enfant, qu'elle n'était pas digne d'être sa mère. Mais Laurie qui l’aimait ne voulait pas la quitter, sans doute.
Cette maman honteuse m'a frappé de ses petits poings comme elle tapait sur sa fille : la rage du désespoir l'animait et je me suis senti désarmé. Ne sachant quoi faire, je l'ai serrée dans mes bras. « Fan de chiche » ! Ce geste a déchaîné une rafale de larmes qui inondait son visage et mon épaule. Je n'avais pas un mouchoir propre pour éponger ; j'ai utilisé le revers d’un doigt en caressant doucement sa peau enflée lorsqu'elle a desserré l'étreinte. J'ai plongé tout entier dans le bleu de cet océan qui déversait maintenant cette eau claire au-delà de ses paupières, tout un petit monde qu'elle cachait au fond de ses pupilles dorées qui donnaient un aspect encore vert à ses prunelles. J'étais perdu ! Maudit artichaut ! Je lui ai préparé un bain et je l'ai aidée à se détendre en essayant de ne pas m'empêtrer dans « l'eau de Rochas » que je reniflais délicieusement dans son cou.
Jouer Zorro, c'est facile au cinéma, mais dans la vie, il y a des lois ! Et qui étais-je pour cette petite fille-là ?
Quelques mois plus tôt, je ne la connaissais pas, pourtant, d’un jour sur l’autre, je ne pouvais plus dormir la nuit sans voir une main de femme se lever sur moi et me « tabasser », puis, je voyais ma fille sans bouche qui se superposait à Laurie, juste les yeux égarés, qui m'appelait à son secours, sans voix, que personne n'entendait, et puis encore, la mère de Laurie entre deux gendarmes me menaçant des foudres de Zeus. La vierge Athéna avec les lances de la force publique pour maîtriser la menace qui planait sur ses droits de mère ; lui enlever son enfant, seule la loi pouvait le faire, pas un pion miteux qui n'avait même pas su élever sa propre fille ! Quand le cauchemar prenait fin, j'étais tout transpirant assis dans les draps livides et des traînées humides descendaient jusqu'à ma moustache.
Je n'ai plus à remplacer l’instit ; on m'a rendu à mes propres occupations, propres n'est peut-être pas le bon mot ! Vogue la galère en crescendo ! J'ai voulu jouer au cheval de Troie bien que dominer de l'intérieur n'était pas si simple. Je suis allé trouver la maman de Laurie une nouvelle fois avec... Un bouquet de fleurs ! Vous ne me croirez pas. J'ai de la peine à y croire moi-même. Je l'ai invitée à dîner car quand on vieillit, on peut encore manger et dominer de ses yeux ce qui meuble son rêve et vous poursuit sans trêve. Et si je me sentais vieillir, sa jeunesse à elle fuyait, verre après verre... Son whisky creusait peu à peu ses rides. Il fallait l'éloigner des soucis, la projeter dans un rêve paradisiaque. Ce n'était pas une mince affaire pourtant ma mère disait qu’avec un peu d'amour on peut tout faire ! Je les ai emmenées, toutes les deux, avec moi, chez Disney à mes frais.
Elle a passé une bonne journée sans boire. J'avais vu autrefois qu'on peut arrêter de fumer quelque temps lorsqu'on est heureux avec quelqu'un. Dans un éclat de rire, devant un Pluto géant, elle a embrassé sa fille et l’a serrée contre elle telle une vraie maman. J'ai vu briller une lueur d'espoir dans ses yeux : on aurait cru que la fée Clochette nous avait frappés de sa baguette. Certes, il y a eu les aléas du retour mais je l'ai soutenue. J'ai récupéré des allocations auxquelles elle avait droit. J'ai trouvé un travail à sa portée, sans le stress habituel du sien, et un logement plus petit mais confortable. Je suis devenu leur père Noël, leur chevalier servant. C'était très dur de remplacer le verre. J'ai même bu avec elle le dernier pour la route. J'ai zappé mes habitudes pour marcher sur son chemin cahoteux.
Quelquefois, vision fugitive, sur la tombe de l'amour, j'ai vu un crâne qui pleurait : un vrai remue-méninges ! C'est peut-être cette image crottée qui m'a aidé à aimer profondément cette épave au point d'arriver à la sortir de la vase dans laquelle je ne savais pas nager. J'ai encore sur les lèvres un baiser au goût de whisky, de malt, d'alcool de prune, enrobé d’un parfum de crainte et de sueur angoissée, un baiser profond dans un tremblement des membres, un baiser sur lequel la langue portait le soupir de l'âme.
J'aimais déjà la fille et j'ai aimé la mère, le temps d'une passion qui ne dure pas, à l'instar d’un conte de fées, mais qui vous change de cap et trempe une variante dans la sauce du journalier. Et puis...
Et puis plus rien ! Vous attendiez quoi ? Des remerciements, la divorcée éplorée qui se jette dans les bras du Sauveur ?
Je n'ai pas d'auréole, je ne suis qu'un écrivain miteux qui a exercé plusieurs métiers avant de jouer au mentor. C'est vrai qu'on attend tous, un peu, quelque chose en égoïste, moi, je me suis contenté de son sourire. Il était si beau, son sourire : une palette de rose en camaïeu sur l’émail blanc de ses dents.
Je lui avais tant expliqué sur elle, sur moi, sur les couples, qu'elle a dû comprendre qu'elle aussi était chargée d'erreurs vis-à-vis de son mari et elle l'a retrouvé... Et Laurie en était heureuse.
Aujourd'hui, elle a repris confiance. Sa vie recommence. La petite fille a grandi et le seul bleu qu'elle garde dans ce tableau, c'est le bleu du ciel de Marseille. Elle a pardonné. Et moi ?
Lorsque je passe à l’ancrage du Ferry, il m’arrive encore de regarder dans la direction de leur maison, d’une rive à l’autre…
Je laisse échapper une perle de la mère restée sous ma paupière, une larme amère, avant d’aller draguer une poissonnière.
Je suis fauché, comme une marguerite, ou une fleur d'artichaut, pourtant je suis content. Et je vais refaire ma page, je ne sais pas pourquoi mais, emporté par mon récit, je l'ai mouillée.
Et voilà, le temps peut continuer à effacer mon histoire…
Denise Biondo Avril 2010
Ce texte qui comprend tous les mots (soulignés) de la liste de la semaine de la langue française2010 a été conçu d’après une idée originale de Frank Zorra...
Retrouvez toutes les nouvelles de Denise Biondo dans :
L
Au bout des doigts prix net 10 euros 8 nouvelles de Denise
Entre deux eaux prix net 12 euros 12 dames-12 nouvelles
Que me dis-tu la vie ? prix net 9 euros les nouveaux poèmes de Rosette BP
Les fantômes de Marseille prix net 12 euros roman fantastique à trois auteurs
Un papillon sur l'aile du vent prix net 12 euros 16 auteurs
pour paiement d'avance le port est offert.
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Trois prix ont été remis par le maire ce samedi 9 octobre aux lauréats du concours de nouvelles de Cassis à la bibliothèque municipale de l'Ariane dans le cadre du printemps du livre 2010. Chaque candidat s'est vu remettre un recueil où figurent les trente nouvelles qui ont participé à ce concours ; d'une rive à l'autre en était le thème et Denise Biondo de Provence-poésie participait avec la nouvelle inspirée par une idée de Frank Zorra : l'enfant qu'on peignait en bleus (en sixième position dans le recueil) consacré aux enfants battus dans des circonstances particulières.
Pour appuyer cette publication en tirage limité, Provence-poésie publiait la nouvelle à la suite de cet article et adresse un grand merci à la ville de Cassis.
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Denise Biondo est une des treize pour 2013 et elle est aussi la muse poète du trimestre avec trois poèmes auquel répond le président. (voir notre rubrique)
Gagnante d'un concours de nouvelles à Gémenos, elle était publiée également dans le recueil de leur dernier concours pour son texte Une journée d'enfer... Elle signait sur les stands de La Bouilladisse, Auriol, La Destrousse, Marseille-Longchamp, Solliès-Pont, etc... et sur la table des auteurs en pays d'Aubagne le 3 décembre 2011 pendant la journée des contes.
Certains ont une double casquette ; que dire de Denise à la fois nouvelliste, poète, interprète, organisatrice, décoratrice, gestionnaire, vice-présidente de l'association et musicienne quand il lui reste un moment. N'est-ce pas un multi chapeau ?
Ci-dessous: participation au petit guide poétique des trésors de Marseille, collection académie de Provence, puis interprétation de Maupassant : Madame Husson dans Quelques mots en passant pour Maupassant de Danyel Camoin et maintenant auteur de au bout des doigts...
Mais Denise était aussi correctrice de Les fleurs du vide Prix d'honneur académie 2009 et des éditions Pp en général depuis, décoratrice de Affabulations affables de Danyel Camoin et P.A Malsheres et de "les robertides II de Jean-Marie Arvieu, photographe du petit guide...
reporter pour Internet des stands de La Destrousse de Messieurs Révilla, Baril et Camoin, et de Garéoult en 2011,
pré-jury et décoratrice du recueil des concours de nouvelles des concours ainsi que
présentatrice des réunions porte-ouvertes de l'association et des rencontres externes, elle était aussi présente dans l'équipe qui travaillait sur les chemins d'Aubagne avec Danyel Camoin pour le recueil 2012.
Un coup de Chapeau... à Madame Husson ?
C'est vrai qu'elle n'aime pas ma façon d'écrire et n'a pas lu les parfums de Marseille, ni je suis né à Marseille, écriture trop personnelle sans doute qui escagasse le lecteur par le fumet mi-aïoli, mi pastaga de l'haleine du héros atypique, mais elle a tout de même écrit une nouvelle formidablement bien menée à partir d'une histoire que je lui ai racontée : l'enfant qu'on peignait en bleus.
Et je vous conseille de lire son recueil qui mérite le détour...
_______________________________________________________Les autres auteurs piliers de Pp éditions:
Les auteurs présentent ici leurs oeuvres:
Nicole Manday Frank Zorra Danyel Camoin
Mes moires de Marseille Les parfums de Marseille Les fleurs du vide
Plein Phare (nouvelle) L'intruse (nouvelle érotique) Affabulations Affables
Les Mages L'encombrante (nouvelle) Les méandres de la pensée
Noir c'est Noir (nouvelle) Les secrets...(en cours ) Mes moires de Marseille
Le petit guide poétique Des nouvelles de Nyons Au-delà du seuil...
Au-delà du seuil Les Mages
Fabulations du pays d'Aubagne
Féeries et Légendes
Tous les chemins...
Entre deux eaux
Et dans d'autres éditions
Je suis né à Marseille Au seuil de l'inexplicable
J'ai même rencontré...
Les fantômes du vieux moulin
Des nouvelles de Provence
Au petit bonheur
Le monde magique de l'enfance
Le petit guide poétique...
Vers d'hier et de demain
Les évadés du rêve