Dans une ville qui ressemble à Aubagne à s'y méprendre, un café-brasserie près de la gare et nommé "Au petit bonheur" vous dévoile, sous la plume de l'auteur des nouvelles de Provence, chez le même éditeur, les mésaventures du serveur et de la serveuse, parmi les déboires des différents clients qui les prennent pour confidents ou plus, sous le regard énigmatique d'un inconnu vêtu de blanc, jusqu'à la chute finale qui change le vie du patron.
Pour ceux qui ont aimé les nouvelles, ou ceux qui ne les ont pas lues, une plongée dans l'univers dramatique du petit monde de Pagnol aujourd'hui. Un récit intéressant et parrainé par la collection de l'Académie de Provence.
Auparavant la même académie avait parrainé: des nouvelles de Provence dont voici ci-dessous la nouvelle qui terminait le livre...
La fin d'un bouquin : Des nouvelles de Provence de Danyel Camoin Collection Académie De Provence.
La fin d'un bouquin
Nicole Novell vient de mourir : on l'a retrouvée inondée dans sa voiture, ses longs cheveux roux flottant sur un visage éternellement blanc... Les orages sont rares dans les régions arides des bouches du Rhône, mais ils sont imprévisibles lorsqu’ils se déchaînent : en 2000, des gens ont dû fuir à la nage en sortant par les vitres des portières, l’inondation qui a submergé les parkings souterrains du centre de Marseille. Ce fait imprévu laisse son dernier livre inachevé. Téhérond, l'éditeur frappe de son poing la table : Grazzina l'héroïne des aventures fantastiques naissant sous la plume de l’écrivain mort n'aura plus d'épisode. Le vingt-septième est resté incomplet. Ne voulant pas perdre trop d'argent ce dernier appelle Marcel Novell, le mari de Nicole, pour qu'il termine au moins le bouquin en cours en faisant mourir l'héroïne afin de stopper originalement la série et sauver la face pour l'épisode attendu. Marcel refuse, il n'a pas l'imagination de sa femme, et tout au plus, dans sa vie, lui a-t-il écrit quelques poèmes sans rapport avec des personnages fantastiques évoluant dans le monde de 2050 auquel il n'adhère pas, refusant ces aventures inventées et violentes d'un monde futuriste.. Il se sent incapable d'en écrire seulement trois pages. Malgré l'insistance de l'éditeur qui vient de s'acheter une nouvelle voiture avec les droits d'auteur de la série imaginaire. Marcel rentre chez lui ce soir-là dépité, le visage triste, les yeux hagards. Il marche comme un automate dans l'appartement vide, saisit une bouteille de whisky, la regarde, la repose et court chercher un verre dans la cuisine. En le prenant dans un placard, il fait tomber au sol un sachet de soupe et se baisse pour le ramasser. En se relevant, sa tête heurte la porte du placard ouverte : sous le choc, il s'assoit par terre puis se reprend et finit par arriver dans le salon avec le verre à la main.
Il parle seul, en s’adressant au cadre de sa photo de mariage sur le bahut :
« -Tè, ça me rappelle le Papet, eh ! Quand il a arrêté la pendule du salon, il avait mis son beau costume noir avec(que) le melon et les souliers vernis qui craquaient comme un vieux buffet, ses yeux roulaient des perles d’eau comme s’ils fondaient dans sa barbe. On aurait dit que le ciel lui était tombé sur la figure ! »
Le téléphone sonne, à l'autre bout du fil Mira, sa jeune maîtresse brune s'inquiète par ce qu'elle ne l'a pas vu : comme son épouse n'était jamais disponible, toujours bloquée sur sa machine à écrire ou son ordinateur, il fallait bien qu'il poétise un peu ailleurs, mais ce soir, il n'a pas la tête à ça ! Il lui accorde un rendez-vous un autre soir en disant qu'il est fatigué et glisse dans ses oreilles des boules Quies pour ne pas en entendre plus. Il se laisse tomber dans un fauteuil, la bouteille d'une main, le récipient dans l'autre. Il se sert enfin son whisky et commence à le déguster. La fatigue ajoutée à l'alcool le rend bientôt somnolent. Il pose le verre vide sur la tablette à côté des bouteilles et se détend lentement dans son fauteuil.
Lorsqu’il ouvre les yeux, il croit vraiment rêver, il voit… Nicole blonde comme les blés, toute vêtue de cuir noir, les cheveux défaits, débarrassée de son habituel chignon et de ses lunettes, avec un oeil droit bizarrement fixe sous une cicatrice, mais apparemment vivante ! Il crie :
« Ce n'est point possible ! Je l’ai enterrée aujourd'hui ; je rêve ! »
Elle lui fait signe de retirer les boules qu'il a insérées dans ses oreilles après le coup de fil, pour pouvoir l'écouter ; il s'exécute immédiatement mais ce qu'il entend ne le persuade pas d'être réveillé !
« -Je ne m'appelle pas Nicole ! Je suis Géraldine Dumont allias Grazzina...
-L'héroïne de ses romans, c'est une galéjade ! Où elle est, votre caméra ?
-Quelle caméra ? Ce n'est pas une blague, je suis coincée dans un combat contre l'ombre verte sous mon aspect mythique de Grazzina et j'attends les ordres !
-L'ombre verte ?
-Oui, c'est l'inconnu qui veut contaminer les cerveaux pour dominer le monde avec ses clones et profiter des variations climatiques pour piller les banques !
-C'est une invention de mon épouse ; il n'a jamais existé ! C'est une fiction.
-C'est ce que vous croyez car moi je l'ai bien rencontré !
-Mais Géraldine n'existe pas ! »
Elle ouvre la fermeture éclair de son blouson et dégage son énorme poitrine libre de tout soutien, qui paraît, d'ailleurs, irréelle en lui faisant signe de s'approcher :
« Voyez-vous mes seins ? Vous les croyez imaginaires ? Touchez-les ! »
Il approche sa main en tremblant et il se sent la peau douce de son épouse sous ses doigts : il lui semble bien la reconnaître. Il pense : c'est un cauchemar, je vais me réveiller ! Elle murmure en retirant sa main :
«-Cela suffit ! Je suis une aventurière, pas une femme objet, et, comme ton épouse, une des rares qui ne veulent pas d'enfant ! »
Géraldine, dans l’œuvre de Nicole, effectivement, victime d'un incendie qui l’a quelque peu défigurée en la privant d’un œil et de ses cheveux bruns, devient Grazzina, la « scalpée » comme diraient les Indiens d'Amérique ! Le crâne nu couvert d'une vaporeuse perruque blonde et le corps moulé dans une tenue cuir, celle-ci se bat pour débarrasser l'humanité des multiples vermines, en sauvant les malheureux victimes des variations climatiques dues aux exagérations industrielles.
Il reprend :
«-Nicole disait que ses enfants étaient ses bouquins et vice versa !
-Alors, tu peux en faire un tout seul !
-Un enfant ou un bouquin ? Et je ne peux...
-C'est le seul cas où l'homme peut accoucher d'un clone féminin par masturbation cérébrale.
-Mais je ( ne) suis pas écrivain !
-Je t'aiderai, je connais le style, la tournure de mes aventures par cœur, tu penses !
-Mais le style, les mots, ce n'est pas du cinéma !
-À nous deux, nous pouvons terminer le livre ! Tu n'as qu'à imaginer une bande dessinée...
-Mais je (ne) sais pas dessiner !
-Moi je peux te les dessiner ! Une héroïne de roman peut tout faire. Il suffit de demander ! Ainsi tu peux finir l'épisode.
-Et faire mourir l'héroïne comme l'a dit l'éditeur ?
-Me faire mourir moi ? Tu n'y penses pas : oserais-tu me tuer ? »
En peu de temps, le fauteuil se renverse, Marcel se retrouve d'une cabriole, allongé sur le sol, la bottine de la fille lui bloque la gorge, il n'ose plus bouger ! Avant qu'il n'ait réalisé, elle le traîne jusqu'à la chambre et le soulève pour le jeter sur le lit ; elle défait son large ceinturon féminin, le casse en deux parties avec chacune ligote les poignets de l'homme aux barres du lit, puis lui arrache sauvagement son pantalon, saute sur lui ; soudain, une lame brille contre la gorge masculine qui tremble... Elle plante le poignard dans la table de nuit puis rapproche son visage du sien et lui lèche la joue et l'oreille. Elle en profite pour lui dire :
« Voilà ce que c'est l'aventure, tu sens l'excitation là, ton cœur bat ! Tu es prêt à écrire la suite! »
Pendant les jours qui suivent, Marcel va se plonger dans les précédentes aventures imaginaires de l’héroïne, jusqu'à en devenir un inconditionnel admirateur, mais celle qu'il admire surtout, c’est cette émule blonde qui dort près de lui en faisant fleurir sa légende dans la réalité. Il respire son parfum. Il caresse ses épaules. Il embrasse son cou. Il sent ses doigts sur lui et, collé contre elle, il croit encore rêver... Lorsqu'il ferme les yeux, il se sent encore près de son épouse ! Il croit la faire revivre à travers ses pages qu'il remplit en pensant à elle, enveloppé de cette présence qui respire dans son cou et qui pose ses mains sur ses épaules : Géraldine, ou qui qu'elle soit, fantôme, réalité, personnage de roman ou entité, il commence à l'apprécier ! Est-ce pour la mémoire de son épouse ou est-ce simplement pour cette réincarnation spirituelle qui dort auprès de lui qu'il effectue cet effort surhumain de continuer une histoire qui n'était pas la sienne ? Il ne le sait pas, il ne sait plus très bien pourquoi il agit, mais, peu à peu, la suite de l'histoire inachevée prend corps et semble plausible en final de la partie déjà écrite.
Il s'égare par moments à penser qu'il est vraiment couché près de Géraldine, puisqu'il a bien enterré son épouse. Quoique son sosie parfait, cette femme, effectivement, n'a plus aucun cheveu sur le crâne telle l'héroïne de cette aventure
fantastique qui se poursuit sous sa plume, sous ses doigts, sur son écran, enfin, dans les pages du manuscrit. Où est la fiction?
Nicole ou Géraldine ? La différence n'est pas si grande puisque l'une a créé l’autre à son image pour la transformer ensuite en héroïne impitoyable ! Aurait-il pu imaginer qu'un jour il serait l’amant de sa femme projetée sur une créature extraordinaire qui est sortie de l'imaginaire pour venir le rejoindre ? Il n'arrive même plus à croire ce qu'il dit et lorsque sa maîtresse l’incendie au téléphone, il prétexte ne pas s'être remis de son
passage au cimetière : oserait-t-il lui dire la vérité ? De toutes façons, elle le prendrait pour un fou ! Il se lève au milieu de la nuit pour corriger une page pas assez explicite ou trop poétique qui ne ressemblerait pas assez à l'écriture aventurière de l'épouse. Il voit les caractères s'avancer sur la feuille comme s'ils prenaient d'eux-même le pouvoir de reformer les mots de Nicole, la parure type de Grazzina !
Peu à peu, les pages s'additionnent. Le récit prend corps. L’héroïne traverse les dangers avec courage et fermeté. Son caractère est confirmé par celle qui se dit être Grazzina et qui suit l'écriture mot à mot, échangeant contre chaque page, un baiser lorsque celle-ci lui plaît, et une claque lorsqu'elle l'abhorre. Peut-on aimer un fantôme, et peut-on sentir la gifle d'un esprit, d'un personnage de roman ? Sûrement pas ! Et pourtant, depuis trois jours déjà, il la subissait, l'écoutait, l'embrassait, la chouchoutait et la laissait faire ! Vivait-t-il un rêve qui durait aussi longtemps ? Un rêve éveillé sans doute ? Depuis, il avait pourtant reçu des visites, le facteur, l'éditeur et d'autres, mais aucun n'avait aperçu Géraldine, qu'elle soit là ou pas, les autres ne la voyaient pas. Alors, peut-être était-il fou, finalement et peut-être avait-il eu tout seul l'envie de terminer ce manuscrit pour épater l'éditeur à qui, d'abord, il avait refusé ce travail et à qui, maintenant, il devait refuser de faire mourir son héroïne !
Décidément, il ne savait plus ce qu'il voulait comme quiconque qui aurait occupé sa place, dans son rêve éveillé, avec à ses côtés cette créature fantastique lui apportant ce que toutes les femmes n'avaient jamais su lui donner : une participation irréfléchie à tous ses fantasmes ! Il ne pouvait plus reculer, il devait arriver au point final !
Pour cela, il écoutait les paroles de la belle fantôme ; par les yeux même, il les buvait au ras de ses lèvres ! Il sentait son corps sous ses doigts et pire encore donc, elle existait au moins pour lui ! Tant pis s'il en devenait fou ! Elle avait fait fuir ses peines comme elle l'avait fait abandonner momentanément son travail et sa vie habituelle ! Elle lui avait accordé ces quelques jours de congé qu'il avait toujours recherchés sans jamais les trouver ; il avait même l'impression d'être devenu lui-même un aventurier s'identifiant dans les pages, et le soir, après avoir cessé d'écrire, à celui qui aimait Grazzina dans l'histoire ! La faire mourir était maintenant hors de question, il fallait laisser des points de suspension... Il fallait que le lecteur attende même s'il n'écrivait jamais de suite, même si tous savaient que la mère de Grazzina, le véritable auteur, le véritable cerveau créateur gisait maintenant sous six pieds de terre : pour survivre et subsister sans l'essence de l'imaginaire littéraire, elle devait donc maintenant se greffer une puce électronique et poursuivre son but avec un co-auteur dont les idées étaient différentes.
Et vient le jour où le tapuscrit est terminé... L'éditeur, effaré devant l'exemplaire qu'il reçoit, constate, avec mélange de frayeur et de satisfaction, que l'héroïne n'y meurt pas : il peut ainsi espérer, on ne sait jamais, une autre aventure. Cependant, il croit s'entrevoir dans un passage et se reconnaître sous les traits du méchant sans visage qui prend peu à peu le sien, mais après tout qu'importe, il n'est pas là pour faire du sentiment, il a toutes les factures à payer !
Quant à Mira, elle a trouvé un autre compagnon plus libre qui ne la rejoint pas que trois soirs par semaine et Marcel en est bien heureux pour elle. Après tout, ce n'était que la liaison compensatrice d’un couple en déclin qui n'existe plus !
Dans les dernières pages, Grazzina se trouve coincée par l'explosion d'un barrage dans sa voiture inondée et s'échappe par une vitre pour filer à la nage jusqu'à une colline proche de là où elle s'accroche à un arbre pour éviter la trombe d'eau qui déferle, alimentée par les pluies diluviennes qui crachent des pierres de glace aussi grosses que des balles de ping-pong ! La nature en furie a exterminé les poursuivants. La belle se sauve encore en boitillant entre les branches cassées et les détritus. Sa silhouette noire s'éloigne en ondulant des lieux inondés.
C'est la revanche de Nicole au-delà de la mort !
Tout le monde savait que c’était impossible. Il est venu un imbécile qui ne le savait pas et qui l’a fait. Marcel Pagnol
C'était La fin d'un bouquin