Pensées lapidaires
Avec mes sœurs, les unes serrées aux autres nous affichons une harmonie éclatante. Notre force ? La main de l’homme, oui oui, la main de l’homme. Asseyez-vous, je vais vous expliquer.
Patiente et docile, je sais me tenir. Cela ne m’empêche pas de m’envoler, de laisser mon esprit rêveur planer librement dans le souffle du vent et de palpiter au rythme des chaudes journées d’été où l’affluence devient presque insupportable. Patiemment, j’emmagasine la chaleur qui m’aidera à résister aux morsures du gel hivernal.
C’est un maçon-poète qui m’a placée là, un amoureux un brin taquin qui a joué avec les ombres et les formes de mes congénères et de moi-même afin d’offrir au visiteur un ensemble parfait. Je suis encastrée sur la face intérieure de la troisième ligne du porche de la chapelle Sainte Croix, au sommet du mont Ventoux. De notre arche, nous veillons depuis des lustres sur les promeneurs curieux qui défilent à nos pieds et soufflent un instant avant de repartir dans la contemplation du panorama. Point de repère pour les égarés, lieu de rassemblement et de repos, notre positionnement se révèle hautement stratégique. Souvent, les marcheurs s’assoient un moment, quelques-uns nous observent méticuleusement, jaugeant le minutieux travail des bâtisseurs et d’autres encore profitent parfois de cet écrin insolite pour déclarer leur flamme et s’enlacer passionnément. Nous devenons alors les témoins muets d’innombrables secrets tendrement murmurés, le soir par quelques romantiques attardés. Le concepteur-poète m’a caressée de sa grosse main râpeuse qui, lorsqu’elle m’a découverte, inerte dans le tas d’éboulis de la vieille chapelle détruite, a évalué attentivement l’intérêt que représentaient ma forme allongée et ma couleur tirant légèrement vers le gris. Ma première vie, je l’avais passée en pieuse position mais, inanimée depuis si longtemps, j’étais prête à accepter n’importe qu’elle place sauf celle d’atterrir aux déchets et de tristement finir aux remblais. Mon sauveur m’a d’abord soupesée, époussetée et finalement sélectionnée pour m’offrir ce poste de choix, poursuivant avec joie et foi ma mission œcuménique initiale.
Certains diront que je suis quelconque, insignifiante à côté de mes cousines dites « précieuses ». Effectivement, malgré la richesse de ma composition à prédominance carbonatée, renforcée de quelques pointes d’ocre se mêlant subtilement aux cristaux de quartz, je n’ai pas l’éclat ni la brillance du rubis, mais l’art lapidaire serait-il supérieur à l’architecture poétique ? Oui, il me plait d’imaginer que la construction de cette chapelle est plus poétique que religieuse, ainsi chacun peut laisser libre cours à ses idées, ses convictions et croyances car la poésie est universelle et sans aucune limite. À mon humble avis, les deux sciences, lapidaire et architecturale, pourraient être complémentaires et nous serions alors regardées avec le même respect. D’ailleurs, certaines d’entre nous sont appelées « les gemmes », les j’aime…
D’horribles expressions s’emparent de notre nom : « Avoir un cœur de pierre » exprime une dureté d’âme tandis que la nôtre est si douce. « La pierre tombale » donne souvent froid dans le dos alors que les familles granitiques ou marbrières s’efforcent en toute bonne foi de protéger les sépultures aux yeux des vivants tout en offrant aux défunts un ultime hommage par un refuge esthétique et minéral. Sans parler des métaphores scientifiques pour nous accuser de troubles organiques sévères au nom bizarrement mathématique ou étymologiquement gréco-poétique tel que calcul rénal ou lithiase biliaire. N’importe quoi ! Encore plus choquant, ce florilège de mots péjoratifs véhiculant une idée de bassesse insupportable qu’expriment « caillou », « pavé » ou autre « caillasse ». Quelles insultes ! Pourtant, je suis très fière de mon nom, féminin lorsqu’il est commun, devenant mystérieusement masculin en acquérant l’état dit de « nom propre ». Autre détail surprenant, pour le féminiser, les hommes lui accolent le suffixe «ette», utilisé aussi pour signifier « quelque chose de plus petit », amusant n’est-ce pas ?
Ce noble nom fut offert au premier apôtre ainsi qu’au premier pape de l’histoire et à une bonne centaine de saints. Il fut aussi porté par une dizaine de rois et de nombreuses personnalités influentes. En dehors de toute connotation religieuse, le plus beau des cadeaux s’exprime par le fait qu’un grand nombre d’individus portent ce joli prénom, le plaçant à la troisième place des attributions dans l’hexagone et encore actuellement, presque huit cents petits garçons sont appelés ainsi chaque année. Je peux bien être fière !
Remarquez, nous sommes parfois d’humeur espiègle. Je sais que certaines comiques s’amusent à s’incruster dans les lentilles ! Mais ce sont les petites, elles sont fougueuses et mutines, il faut leur pardonner. D’ailleurs toute la faute n’incombe pas à la race minérale, beaucoup sont de mèche avec les dentistes…
Voyez, ici, de ma position, je suis à l’affût. Je me sens extrêmement bien placée pour tout contempler et par temps clair, la vue s’étire jusqu’à la mer. Privilège de vivre au sommet du Géant de Provence qui attire tant d’admirateurs passionnés. Encore hier, un groupe s’est rassemblé sur le parvis pour lire lentement une partie du premier volume des Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre, relatant Une ascension au mont Ventoux, une merveille. Nous avons discuté, enfin, surtout eux, moi j’écoutais patiemment.
Les poètes et les pierres partagent une qualité que le commun des humains nous envie : nous sommes immortels.
La Provence chérit le culte de la pierre et c’est heureux car les pierres sont présentes partout, en murets, en bories, en margelles, en monuments et en chapelles. Nous sommes l’opposé du jeunisme à la mode, car l’âge nous embellit, renforçant notre patine et arrondissant nos aspérités. Parfois, un coussinet de mousse s’amuse à nous recouvrir, alors, l’osmose minérale et végétale est parfaite, favorisant ensuite la vie animale qui se réjouit d’y trouver refuge.
Une autre de mes cogitations se dirige vers les artisans qui nous vénèrent. Ils peuvent être carrier, tailleur, joaillier ou diamantaire selon à quel moment de notre vie ils interviennent mais ils sont tous nommés « lapidaires ». Sans oublier les collectionneurs, les dénicheurs, ceux qui, à l’occasion d’une balade, nous gratouillent, nous observent et nous glissent au creux de leur poche pour une raison obscure, nous exposant ensuite dans une vitrine, sur une étagère ou sur leur bureau.
En tout cas, ici, l’impressionnante calotte pierreuse offre à notre mont Ventoux une blanche auréole visible de très loin et même par avion, laissant croire que sa cime est recouverte de neiges éternelles. Encore une facétie du calcaire provençal rendant immaculée la partie sommitale du Géant. Sans parler des nombreux pierriers qui jalonnent les combes du Ventoux.
Qui a dit que les pierres sont inertes ? Balivernes ! Regardez-les bien, elles expriment toujours quelque chose. Et pour celui qui vient jusqu’ici déposer ses prières et ses pensées, nous faisons le maximum afin qu’elles soient entendues. Ne dit-on pas que les murs ont des oreilles ?
Tout au long de l’année, la chapelle Sainte Croix reçoit dignement ses visiteurs mais c’est à la Saint Jean, le 23 juin, que l’animation est la plus belle. Et c’est d’ici, sentinelle de Provence, que l’étincelle embrase les fagots apportés lors de la Recampado, donnant le signal pour allumer tous les feux des villages alentours. Alors les pierres chauffent et leur blancheur reflète le feu et la lumière sur tous les visages des pèlerins qui chantent et dansent au-dessus des flammes et les histoires vont bon train.
Au soir du 23 juin dernier, un poète m’a même parlé de la pierre philosophale, il a promis de m’expliquer, mais… chut ! Ceci un secret lapidaire.
Avec l'autorisation de l'auteur(e)